Prague, c'est très bien. J'ai beaucoup
aimé. Même seule. En fait, je crois bien que j'ai aimé Prague
parce que seule. J'ai, à vrai dire, un rythme à moi. Plutôt
placide. Un brin contemplatif. La compagnie en voyage m'agite, voire
m'agace.
Où j'ai dormi |
Le petit déjeuner à l'hôtel est un
moment privilégié pour observer les couples. Et constater que,
décidément, on est mieux seule que mal accompagnée. Et même,
mieux seule qu'accompagnée tout court.
En arrivant dans la salle à manger de
l'hôtel, j'avise un mec assis tout seul. C'est rare les gens qui
voyagent tout seul. Un quelque chose m'agace chez ce type. La trentaine
veule, il est affalé dans des vêtements informes et sans couleurs
bien déterminées. Son regard peine à se fixer, il papillonne à la
recherche d'un but, d'un point de fixation, qui arrive sous la forme
d'une demoiselle de son age mais aussi raide qu'il est mou. Elle ne
descend pas les trois marches qui l'amèneraient dans la salle à
manger, non. Elle hèle de loin et de toute sa hauteur son caniche
compagnon, d'une voix glaciale et en agitant un index sans appel.
Elle articule quelque chose. Le caniche secoue la tête : il ne
comprend pas. Elle lève les yeux au ciel, s'agace. Il se lève et
trotte, l'échine basse. Il se tient cependant à bonne distance de
sa maîtresse, la mine et la posture serviles. D'ailleurs elle a
reculée lorsqu'il s'est approché. Pour éviter de le toucher ou le
faire avancer encore : vient mon toutou, viens, mais bats les pattes
!
Elle lui donne ses ordres : « fait
moi une tasse moitié café moitié chocolat, faut que je vois un
truc à la réception ». Il obtempère et va tracasser le
distributeur de boissons chaudes. Lorsqu'elle finira pas s'asseoir du
bout des fesses en face de lui elle déclarera d'un ton pincé que ça
aurait été meilleur chaud.
Ils arrivent à la queue leu leu, elle
devant, lui derrière. Ils suivent le même chemin devant le large et
copieux buffet. Elle s'approche des viennoiseries, il fait de même.
Mais elle découvre la vaisselle non loin et se détourne de son but
premier pour aller se servir un verre de jus d'orange, il fait de
même, dans son sillage, à quelques secondes de distance, d'un geste
identique. Elle retraverse vers les viennoiseries et le pain, son
homme sur ses traces. Elle opte pour deux tranches de pain aux
céréales qu'elle pose sur une assiette. Son type hésite, se
désuni. Sa main s'envole comme à regret vers le pain aux céréales
mais son regard couve les viennoiseries. Dans un mouvement tournant,
il attrape une tranche de pain et choppe au passage, comme si de rien
n'était, une poignée de mini-viennoiserie. Mais il a pris du
retard, sa compagne a filé à l'autre bout, non sans prendre note de
la désertion de son monsieur. Dans ses yeux, le contentement le
dispute à l'agacement. Elle est à la fois contente que son mec
prenne un peu les choses en mains, qu'il montre de l'initiative,
selon ses capacités. Et en même temps il l'agace à ne pas faire ce
qui est prévu. Du coup, elle ne va pas le rater : il sait combien de
calories il y a dans ces petites saloperies ?
Cimetière juif et sa mangeoire à oiseaux |
Ils sont vieux, ils doivent fêter leur
noces de marbre ou de je ne sais quel truc solide. Sans un mot, et
même sans un regard l'un pour l'autre, sans concertation, lui
s'occupe de griller un gros tas de tranches de pain de mie pendant
qu'elle remplie des tasses et des verres. Dans un ballet singulier,
où chacun semble pris dans sa propre musique, ils vont et viennent
comme s'ils n'appartenaient pas à la même dimension, mais avec un
but commun : rapatrier sur la table tout un tas de truc et de
machins, par série : elle les confitures, lui les assiettes de
charcuteries, elle les liquides, lui les tartines. Ils finissent par
s'asseoir l'un en face de l'autre, toujours sans un regard et sans
une parole, comme deux fantômes. Il plonge dans la tasse de café
que vient de sucrer la femme. Elle attrape avec voracité deux
tranches de pain grillé qu'il vient de poser sur la table. Et si, un
matin, monsieur avait envie d'un thé et madame d'un pain au chocolat
? Un monde clos et rance s'écroulerait pour cause d'air frais ? Les
noces de marbre voleraient en éclats de rage ?
Ils sont quatre, deux couples
interchangeables. Il sont beaux, ils sont minces, ils ont des
lunettes discrètes mais néanmoins coûteuses qui corrige leur
presbytie. Ils défilent et virevoltent dans la salle à
manger. Les dames exhibent leur formes élancées dans des jeans
moulants mais quand même un peu usés. Les hommes ont un pull noué
autour de leurs épaules contrastant savamment sur la polaire. Tout
le monde porte des chaussures de marche à crampons, des Aigles. La
cinquantaine conquérante, ils regrettent que tout ne soit pas bio
sur le buffet, mais garde un sourire zen aux lèvres. Ils paradent.
Je suis au spectacle. Ils sont beaux, ils sont riches, ils sont
heureux ou font semblant de l'être, ils sont écologiques, ils sont équitables, et ça doit se savoir !
Place de la vielle ville, à quelques heures du départ |
Bref, chaque journée à Prague
commençait par un moment d'épiphanie : je me frottais les mains
d'être seule, merveilleusement tranquille.
Très jolie analyse des relations de couples, au travers un café et un croissant.
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