samedi 23 février 2013

Les mots pièges

Les mots (et les concepts sous-jacents) m'ont sorti de mon désordre. Nommer, catégoriser, m'a permis de donner un sens aux évènements, et surtout des leviers d'action. 

Nommer E. comme manipulateur, par exemple, m'a permis de comprendre la confusion et la paralysie dans lesquelles j'étais plongée, puis m'a donner les outils pour me protéger. Et même, ce mot, et ce que j'en apprenais, m'a donné l'autorisation de me défendre. 

Mais les mots sont parfois piégés. Et quand j'ai dit à mon psy que l'analyse transactionnelle était un langage commun bien commode avec ma psy précédente, il m'a fait remarquer (les psy traditionnels ont une aversion courante pour les techniques diverses des psychothérapeutes, y compris l'AT) que le langage commun, les mots prêt à l'emploi, étaient souvent des inhibiteurs d'émotions. Dans un processus que je connais par coeur, j'ai commencé par me sentir fragilisée : ce mec voulait-il dire que tout le travail que j'avais fait depuis trois ans était à foutre à la poubelle ?

Bien sur que non. 

Il y a des situations où simplifier sauve. Où le "bon" mot donne l'énergie qui manque pour survivre. Quand on est en danger de mort, ce n'est pas le moment de se demander ce qui pousse votre agresseur à vous viser avec son pistolet ; quand on pense tous les jours au suicide le plus urgent n'est pas d'aller sonder les misères de sa petite enfance, bien au contraire.

En écoutant Monsieur Psy, j'ai eu rapidement la sensation que des champs nouveaux s'offraient à moi. Sa façon de me parler (ou ma façon de l'entendre ?) m'ouvrait vers des territoires non pas inconnus, mais que je ne savais pas où déposer.

C'est ainsi que, m'a-t-il dit, ma préoccupation concernant mon sentiment d'incompétence à parler, à dire des choses importantes pour moi, allait dans deux directions. Tout d'abord, l'intérêt que pouvait avoir ma personne et l'importance de ce que j'ai à dire (Suis-je importante ? Ne passe-t-on pas la majeur partie du temps à dire des choses "inutiles" ? Quelle discussion avait une réelle importance pour moi ?). Et ensuite, deuxième direction, quelle est la place de l'humain dans le monde, quelle importance a sa vie et sa parole au regard de la mort et de l'univers.

Wahouuu ! Tout à coup, mon souci très circonscris me semblait-il (à savoir mon impression que ce que j'ai a dire n'a aucune sorte d'importance) rejoignait une angoisse métaphysique que je triturais depuis un certain temps, par un mécanisme magique que je ne m'expliquais pas encore. La surprise n'a eu d'égale pour moi que le soulagement que je ressentais alors : je n'étais plus seule avec mon angoisse, j'avais trouvé à qui parler.

Avec Madame Psy, les choses étaient toutes autres. Avec elle, je réduisais les têtes. La mienne et celle des autres. J'apportais mes méandres et elle les faisait passer dans l'entonnoir, bien en ordre. Au prix d'une simplification parfois un peu excessive à mon goût. J'avais souvent l'impression, à la fois de trouver une aide et le courage pour avancer, et de sacrifier une part importante de moi. Je ne savais pas bien laquelle. Ni si c'était une "bonne" part ou une "mauvaise". Mais quand on est perdu en pleine jungle, sans eau ni pain, il faut bien trouver une serpe pour tailler une route, on fera de la botanique plus tard.

Lors d'un déjeuner avec E., nous avons convenu que notre "nouvelle" relation était tout de même bien ambiguë. Il ne nous échappait pas que, derrière les verres et les déjeuners, un désir autre qu'amical s'exprimait. Une amie a qui je racontais la chose m'a fait remarquer que, justement, il n'y avait pas d’ambiguïté puisqu'on la reconnaissait ouvertement. Comme quoi, nommer quelque chose peut juste servir à dire le contraire.

E., féru d'analyse transactionnelle (AT), m'a dit : "notre parent est contaminé par notre enfant". Le mot "contamination" m'a fait bondir. Je ne me sentais pas malade, merci. Et je refusais de voir ses sentiments pour moi (et moi-même par rebond) comme une maladie, comme une chose mauvaise qui "contamine". J'aurai tout aussi bien pu lui en remontrer et lui balancer que ce que je voyais surtout c'était une contamination de son enfant libre par son parent normatif. Mais l'essentiel n'était pas de se battre avec les mots de l'AT. L'essentiel était pour moi d'entendre la peur que E. ressentait. La même peur qui lui avait fait m'envoyer un mail où il me disait se sentir comme un alcoolique devant un bar bien fourni, alors qu'il ne voulait pas retomber dans la compulsion sexuelle. Je me suis vue comme un toxique narguant un pauvre abstinent. Puis j'ai compris sa peur. Et j'ai compris qu'il me refilait le bébé : lui ne me désirait pas bien sur, j'étais la ville tentatrice. Le pervers c'était moi, pas lui. Clivage, déni, expulsion sur l'autre. 

Pour moi, l'amour n'a jamais été une maladie. Pour lui toujours. 20 ans de thérapie n'y changeront peut-être rien.

Pour autant, je rejoint E. sur la conclusion : pas de sexe entre nous. Mais je ne ressens pas de peur, pas de dégoût, pour ce que je ressens. J'ai cherché à m'approcher de ma pensée en disant à E. que le fantasme et la vie pouvait être distincts (et le devait dans notre cas), mais que ce n'est pas parce que ca ne se rejoignait pas que c'était décevant. Le fantasme, comme la lecture finalement, multiplie les vies : on vit quelque chose en fantasme, et on vit en vrai autre chose, différent mais pas moins bien. Tout le problème est de gérer la frustration pour mettre le fantasme à sa place et profiter pleinement de la vie, tout autant que du fantasme.

Dans Vérités et mensonges de nos émotions Serge Tisseron utilise deux autres mots pour expliquer celà : il y a ce qu'on désire et ce que l'on souhaite. Deux choses à ne pas confondre, mais dont aucune n'est "mal".

Tisseron explique aussi comment le terme de "résilience" est piégé, comment il a pris des connotations morales qui le rende glaçant et in-opérationnel du même coup, voire dangereux. Des termes, apparemment bien commodes, ne font que réduire le vécu et caricature la vie émotionnelle, au point de dénaturer l'humain.

Bon nombre de termes utilisés en psychologie, décrivant au départ des processus précis, mais devenus fourre-tout, sont des bombes anti-personnelles. 
"Contamination" en est un. 
"Passage à l'acte" aussi tant il est devenu évident que ce passage à l'acte ne peut être que négatif. Pourtant, quand on a le cul entre deux chaises, ou les deux pieds dans le même sabot, on a tout intérêt à "passer à l'acte", à faire quelque chose. 
"Manipulateur" en est un troisième, puisque la peur de l'autre s'érige alors en principe quand c'est le soin de soi qui devrait l'être. "Amour" en est finalement encore un, puisque le lien (avec lequel on confond souvent l'amour, mais s'il n'y a pas d'amour sans lien, il y a des liens sans amour) est parfois source de bien des désagréments.
Mais c'est aussi le cas d'"oeudipe", dans la bouche de ma mère. Ce mot, avec la définition qu'elle lui donnait, et toutes ses connotations infamantes. Il n'est pas anormal qu'une petite fille soit un peu amoureuse de son papa, m'a dit E. Pour n'importe quelle petite fille non, mais pour celle que j'ai été, si ! C'était même la source de tous mes problèmes et de tous les problèmes relationnels entre mes parents, dixit ma mère. 
Pour autant, ce que ma mère livrait, c'était sa propre honte d'aimer son père à elle. Sa propre culpabilité d'être l'enfant préféré de son père, et peut-être même un peu plus, la petite fille née juste après guerre, l'enfant de l'espoir et qui devait rendre le sourire à son père. Elle ne disait pas que des conneries, mais elle se trompait de destinataire. Elle aussi, me refilait le bébé. 

Mais alors, que dire ? Avec quels mots ?








2 commentaires:

  1. Toujours aussi agréable de te lire.
    Tu es cette lueur, non un phare dans l'obscurité, aillons mesure gardée, mais bien une bougie d'espoir dans ma nuit.
    Je ne souhaite que te dire un mot : Merci.

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  2. Merci à toi Kkarl :). Même si je ne sais pas en quoi je peux bien être une bougie dans ta nuit.

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