lundi 10 décembre 2012

Femmes puissantes


A. et L. porte le même prénom. Le prénom de mon grand-père maternel.

Quand mon grand-père est mort, il y a plus de quinze ans déjà, je n'ai ressenti aucune peine, seulement beaucoup de colère et beaucoup de mépris. Il faut dire que je l'ai toujours connu bourré. Lorsque nous étions en vacances chez mes grand-parents, il en était déjà à son troisième ou quatrième verre de rouge quatre étoiles quand ma sœur et moi nous levions. Ma mère disait de lui que c'était un gentil. Un gentil qui sortait la carabine pour tirer sur ma grand-mère.

Mais si je le méprisais tant lors de son enterrement, c'était parce que je le trouvais bien lâche de se barrer ainsi. « T'inquiète pas, lui disais-je part devers moi, on fera bien sans toi, on a toujours fait sans toi, casse toi pauvre con ». Je n'ai pas pleuré, je n'ai ressenti aucune tristesse, à tel point que je ne comprenais pas celle des autres. Je trouvais que la cérémonie et tout le bazar autour de tout ca était indécent. J'avais envie de hurler : « mais c'est une ordure qui crève ! Qu'est-ce que vous faites, là, à pleurer comme des veaux ? » Pour autant, je comprenais mal ma hargne. Mon grand-père était certes resté un inconnu pour moi, il était certes d'une violence inouïe avec ma grand-mère, mais à moi il ne m'avait jamais fait de mal.

Je suis tombée enceinte trois ou quatre semaines plus tard, d'un malencontreux oubli de capote, d'un type rencontré quinze jours auparavant.
Quand j'ai avorté, j'ai eu la sensation de tuer mon grand-père. Il mourrait une deuxième fois. Et de ses limbes, le fœtus-grand-père m'adressait les pires anathèmes. Réfugiée au fond de mon lit et de ma dépression, mes nuits sans sommeil étaient hantées par ce fantôme double. Mon grand-père ne m'a jamais autant occupé que depuis cette étrange place de fœtus mort. Je voyais sa tête au dessus d'un entortillement de linge figurant un cocon bien net, sans bras ni jambe.

Le fait est que je suis issue de deux familles dans lesquels les hommes brillent par leur absence. Deux familles de femmes. Alcoolisme, suicides, divorces, départ pour l'étranger, morts prématurées, folie les menant à l'asile, paternité déniée, ils se sont tous défilés. Deux familles de femmes laissées à leur toute puissance, à leur voracité, à leur solitude aussi.

Ma mère m'a dévorée. Dépecée.

E. fut le premier de la série « hommes en couple ». A l'époque, et jusqu'à cette nuit, je ne comprenais pas bien ce que cette histoire de relation adultère venait faire dans mon paysage. Moi qui ne croyais pas plus que cela au mariage, je voyais mal pourquoi ce genre de drame boulevardier existait encore au 21ème siècle. Pourtant, cette pantalonnade, j'en étais partie prenante.

Bien sûr, j'avais repéré quelques bénéfices secondaires. Les hommes en couple, c'est déjà engagé ailleurs, je ne risquais rien à les aimer, même à la folie : ils n'entreraient jamais vraiment dans mon intimité, ils ne me connaitraient jamais vraiment.

Mais quelque chose clochait. Quelque chose de supplémentaire se jouait au niveau du trio que je formais avec le couple, quelque chose autour du couple parental. Mais quoi ? Je cherchais ce que je re-jouais là de ma relation au couple de mes parents. Sans trouver.

Cela me semblait d'autant plus troublant que je n'avais jamais cherché à piquer papa à maman. Ma mère, d'une vigilance totale, et ayant décidé, pour des raisons inavouables, que mon père était incestueux, veillait à cela. En me culpabilisant au besoin si par malheur je semblais trop proche de mon père. Ce qui n'arriva jamais, maman, promis, juré, craché par terre, tant c'était toi que j'aimais à la folie, tant c'était ton amour que je voulais. Je savais donc que je ne re-jouais pas oedipe avec les couples de mes amants. Puisque d'oedipe il n'y avait pas eu. Cette évidence me semblait pourtant impossible, oedipe étant universel, tout le monde sait cela. Je tournais autour de ça comme un lion en cage.

Mais il est des cas où, justement, l'oedipe est empêché. J'ai découvert ça par mes lectures, en cherchant à comprendre mon sentiment récurent d'envahissement par l'autre. Parfois, l'autre occupe tellement mon psychisme que je suis envahie, dépossédée de moi, colonisée. Et donc, ce sentiment d'envahissement est courant lorsque l'oedipe a été empêché et n'a pas eu lieu, assez régulièrement à cause d'une mère fusionnelle et vorace et d'un père aux abonnés absents. Dans une sorte de jeux des chaises musicales, l'enfant est mis à une place qui n'est pas la sienne, laissée vacante par les adultes, il joue un rôle qui n'est pas le sien, il perd du même coup sa vraie place et lui-même, car il est réduit à être une personne de substitution utilisée pour les besoins de son parent.

Hier j'ai « rompu » avec L. Et ce matin, à partir de quelques évidences qui me sont venues au réveil, j'ai dévidé la pelote. Je vous fais grâce du détail des étapes, je suis passée par la double contrainte dans laquelle m'avait placé L., qui ressemblait cruellement au fonctionnement de ma mère, par le rôle spécifique de A., qui me fait immanquablement penser à mon père dans sa façon d'éviter la communication, leur prénom commun, et leur arrivée chronologique, qui les regroupaient étrangement sous la bannière de mon grand-père, A. étant en couple, L. non., mais qui avait voulu me mettre encore et toujours, m'avait fait remarquer G., à la place de seconde, de tierce personne dans son trio avec la copine de Villeàlacon, mais là, je n'avais pas sauté dans le panneau. Et par une sorte de précipitation mentale, la lumière s'est faite : avec mes hommes en couple je n'avais pas re-joué un oedipe, je l'avais joué tout court. Et il n'était à cet égard pas indifférent que j'ai toujours eu l'impression de ne pas être de la génération de E.

Jusqu'à trouver G., qui a tenu le rôle à merveille. Avec une belle régularité, et une belle constance, il m'a assuré que, non, il ne quitterait pas maman sa femme, mais avec la même régularité il m'a assuré de son amour. Un amour différent, pas le même que celui qu'il porte à maman sa femme.

En refusant clairement le trio de L., je n'ai finalement que dis haut et fort où je voulais me situer. J'ai pris ma vraie place, d'autorité. Je n'ai rien à demander, la place, ma place, ma vraie place, personne ne me la fera jamais si je la demande poliment ou si je l'attends. J'ai attendu 45 ans pour qu'on me donne ma place, qu'on me laisse l'espace pour vivre, sans qu'on me donne jamais rien. Et si on n'est pas décidé à me laisser m'installer, comme L., je vais voir ailleurs, mais plus jamais je ne me terrerai dans un tout petit bout du territoire d'une autre.

Ce matin, dans le métro, j'ai réalisé qu'une boucle était bouclée. Lorsque je suis arrivée chez ma psy il y a plus de trois ans, la première chose que je lui ai dite c'est : « je ne sais pas où est ma place, je ne suis à ma place nulle part ».

Après noël avant l'heure, voilà l'épiphanie avancée.

6 commentaires:

  1. Bonjour Marionde,

    Je te lis, j aime de temps en temps, suffisement quand méme pour revenir !
    Je ne sais pas si tout est vrai ?
    Mais si c est le cas, des fois tu me fais mal!

    A.

    ps : si il à des fautes PAS GRAVE de toute façon je suis nulle !!

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  2. Merci A. (A. !???)

    Si tout est vrai ? Autant qu'une autobiographie puisse l'être. On reconstruit toujours son histoire, parait-il.

    Marionde

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    1. Merci Marionde d'avoir livré ton scénario ou tout au moins sa partie principale.
      Reste que contrairement à l'homme, l'Œdipe pour une femme comporte le paradoxe de la séparation et en même temps de la ressemblance à la mère. On voit bien comment pour toi le processus parallèle se met en place plusieurs décennies plus tard, en revanche on ne peut faire que des hypothèses quand à la séparation.
      En tout cas c'est très émouvant de t'être livrée ainsi.

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    2. Raaaah !
      Merci, Anonyme. Tout le monde n'apprécie pas qu'on se "livre ainsi", j'ai pu en faire la cruelle expérience récemment (merci à toi d'apprécier, donc). Mais j'ai décidé de faire ici ce qui était important pour moi sans tenir compte de ce qu'en ressentent les autres (ce qui est en soi une révolution pour moi). Après tout, personne n'est obligé de me lire.
      Mais dis-moi... Tu insinuerais que je n'en n'aurais pas encore fini avec cette histoire qui me poursuit depuis l'enfance ? Manquerait une étape ? C'est que ca commence à me lasser moi, hein :) Et que je n'ai plus toute la vie devant moi !

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    3. En effet certains n'apprécient pas forcément les émotions...
      J'ai oublié de signer ma première contribution, j'imagine que tu avais reconnu mon style inimitable ;-).
      Tu projettais sur moi l'image de ton père dans la construction de ton oedipe pendant que moi, de mon coté, je revivais dans un autre processus parallèle ce qui c'était passé dans mon enfance : une(maman)femme tres distante, un (enfant) mari, moi, qui va chercher l'amour auprès d'une autre et qui trouve (sa grand mère) Marionde. Avec deux boucles de scénarios pareillement enchevêtrées, je comprends pourquoi les noeuds étaient si serrés et les difficultés que nous avons (eu) à les dénouer.
      Tu sais Marionde j'ai découvert qu'avant de mettre à nu l'ensemble du système scenarique, il faut beaucoup de temps (environ 5 ans. Moi qui te disais que l'affaire serait réglée en 6 mois....
      Merci encore pour ces éléments qui me permettent de mieux appréhender ce qui c'est passé pour nous, pour toi et pour moi.
      Cela me permet d'avancer également car comme toi (et encore moins que toi) je n'ai plus toute la vie devant moi.

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    4. Non, je n'étais pas certaine que ce soit toi, E.
      Le terme scénario m'a mis sérieusement la puce à l'oreille, mais je me suis dis que, si c'était toi, pour une fois que tu parlais de moi et pas de toi, je serais bien bête de ne pas en profiter lol
      Tu rentres par la fenêtre, j'aurais pu ne pas publier ton commentaire, mais je préfère encore te savoir là qu'ailleurs en train de t'inventer des profils et des identités sur un certain site, ce ne serait pas la première fois.

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