vendredi 28 décembre 2012

Sous le signe du père

Hier, a 19h00, le papa de G. s'est éteint.

Vers 13h00, j'étais attablée dans une brasserie vers Réaumur, et j'ai alors consulté le message que G. m'avait laissé le matin même : il filait à l'hôpital, son père était au plus mal. J'attendais E. avec qui je devais déjeuner. Je vois d'ici Poudre au yeux s'étouffer. Ne t'inquiète pas ;)

J'ai donc essayé tant bien que mal de concocté un sms pour G. visant à dire ma peine, et combien je pensais à lui, à sa détresse, et combien je l'embrassais fort. On est toujours un peu démuni dans ces moments là.

Mais E. était là, à l'heure, et pour cause il était en rendez-vous à quelques tables de là, ne me laissant que trop peu le temps de réfléchir à ce sms. Je ne l'avais pas remarqué en entrant, trop bien persuadée qu'il serait, comme à son habitude, en retard.

C'était un drôle de télescopage, l'agonie du père de G., mon rendez-vous avec cet homme dont d'aucun connaissent les liens avec mon père, car qui est plus manipulateur l'un que l'autre, plus sûr de lui en apparence l'un que l'autre, plus écrasant pour moi l'un que l'autre, mystère ? Lequel des deux m'a le plus manqué (dans les deux sens du terme) dans ma vie, mystère ?

J'étais plutôt sereine. Je n'avais pas le trac. J'ignorais l'effet que cette rencontre, presque deux après avoir vu E. pour la dernière fois, produirait sur moi. Mais je savais ce que je voulais, et ce que je ne voulais pas.

Pourtant, quand j'avais réfléchi ce matin là à ce rendez-vous, j'avais ressenti une inquiétude à l'idée de devoir donner des nouvelles, devoir parler à E., lui dire ma vie. Je me sentais un peu stupide, ne sachant pas par quel bout prendre les choses. J'avais peur de ne pas savoir m'exprimer, de rester coite. A vrai dire, je repoussais cette impression trop bien connue. Ce genre d'angoisse me vient à peu près trois fois par jour, il m'arrive de me sentir incapable de demander un pain complet au boulanger. Pourtant, j'y arrive toujours. J'y arriverais là aussi.

Mais l'ennui, c'est que, pour le coup, c'est un peu ce qui s'est passé avec E. Heureusement, il parle lui. Il le sait bien, j'ai même réussi à lui glisser un peu mesquinement que ca, il savait faire. Mais moi, ca m'arrange bien de laisser les gens parler, et surtout E. Tout l'enjeu est alors pour moi de prendre la parole, puis de la garder, ou de la reprendre pour finir ce que j'ai à dire. Avec E., c'est encore moins simple qu'avec n'importe qui d'autre. L'émotion des retrouvailles aidant, me voilà avec le cerveau qui cafouille, l'impossibilité de trouver un sujet intéressant me concernant (car, me concernant, rien n'est suffisamment intéressant, forcément). 

Je sens que je me ratatine, que je me vide petit à petit. Et c'est alors que E. se tait. Longuement. Il me regarde, et je n'ai rien à dire contre ce regard. Dans tous les sens du terme : je n'ouvre pas la bouche, je n'ai rien à dire, et je ne trouve dans ce regard rien que je puisse reprocher à E. Il me laisse la parole, il a déjà trop parlé de lui, il le sait, il se tait pour me laisser la place, la parole. Sauf que dans ma tête c'est le blocage total. Je me sens devenir toute petite. Non seulement je suis muette, mais E. attend que je parle. Je ne vais pas y arriver. Je vais faillir. Je suis prise au piège sous le regard de E., sans échappatoire, et plus je tente désespérément de sortir du silence moins j'y arrive, car plus le silence dure et plus l'enjeu grandit. Plus le silence dure et plus ma prise de parole va s'entendre.

Je ne sais pas si je dois remercier le serveur qui nous amène le vin, rempli nos verres et nous permet de trinquer à mon anniversaire. Ce qui me permet de m'accrocher à cet évènement absolument misérable qu'est mon anniversaire, ma naissance. Je parle du goûter entre filles que j'ai organisé pour mon anniversaire. Je me sens artificielle, inintéressante, mais je m'accroche à mes mots comme autant de bouées. 

Mes propos me sembleront maladroits souvent dès lors, mais je vais résister, et m'ingénier à finir mon propos à chaque fois. 
E., souvent, me coupe, parts sur ses anecdotes à lui. Je reprends le fil après la digression, parfois au prix d'un effort de mémoire. Comment en est-on arrivé à parler de son fils et de son manque d'autonomie ? Ah oui, voilà, on était parti de l'adresse de mon job, parce que son fils, etc... Et je reprends là où E. m'a coupé.

A l'évocation du fils de E., qui donc manque d'autonomie et de projets personnels à passé 20 ans, je n'ai pu m'empêcher de sourire. Et de voir toutes les similitudes entre ce jeune homme étouffé par sa mère et écrasé par son père, et moi, incapable de seulement ouvrir la bouche.

De la même façon que c'est E. qui donne l'ordre à son fils d'être autonome, tout en lui disant comment faire, et où et quand, il m'a donné l'ordre de prendre ma place dans la conversation, quand il l'a jugé utile, et de la façon qui lui convenait. Soit libre, soit naturelle, mais à ma façon.Terrible injonction paradoxale. Terrible parce qu'alors la seule façon d'être autonome, d'être libre, c'est...de ne pas l'être. Pour le fils de E., comme pour moi, la seule façon de devenir adulte, de dire "je suis" à E., c'est se réduire au silence et à son propre néant.








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